Parmi tous les personnages de contes (et Dieu sait s’ils sont nombreux !), il en est un pour qui j’ai une tendresse particulière, et c’est… le chapelier fou, d’Alice au Pays des Merveilles. C’est un personnage fabuleux, dans tous les sens du terme ! C’est tout de même lui qui a lancé cette charmante coutume, hélas trop peu suivie, qui consiste à fêter son non-anniversaire 364 jours par an, et 365 les années bissextiles. Cela dit, chers collègues-amis-voisins, posons-nous un peu la question : que fait le chapelier fou quand il doit fêter son véritable anniversaire ?! Eh bien, il est très embêté ! Parce qu’en fait, si le chapelier fête systématiquement son non-anniversaire, c’est parce qu’il redoute plus que tout au monde la date de son anniversaire, qui signifie, pour lui comme pour tout le monde : un an de plus !
Et mine de rien, ça fait un moment qu’il se sent vieillir. Et il se souvient avec une certaine aigreur de cette époque bénie où il séduisait toutes les petites chapelières du Pays des Merveilles, cette époque où il était le Don Juan du canotier, le Casanova du béret basque, l’ensorceleur du bicorne. Pour lui, l’anniversaire, c’est le tournant et le tourment annuel, un peu plus pénible à chaque fois.
Or donc, ce matin-là, le chapelier fou dort du sommeil du juste. Son radio-sablier le réveille au son d’un top horaire ; le chapelier s’étire et constate qu’une splendide matinée commence au Pays des Merveilles. Il ôte son bonnet, il coiffe son huit-reflets d’intérieur et, tout en fredonnant la rumba des chapeaux mous, il jette un coup d’œil à son calendrier…
Catastrophe !!! C’est le jour de son anniversaire, le 31 mars !!! Jour exécré, honni, voué aux gémonies et frappé d’anathème ! (Et encore, là, j’ vous fais la version soft.) Le chapelier se sent vieux, mais vieux !!! Il a envie de rester cloîtré chez lui, mais comme il a des courses à faire, faut bien qu’il sorte. Il quitte donc son domicile et rase les murs, le haut-de-forme en berne. Chemin faisant, il rencontre le Morse et le Charpentier, qui ne manquent pas de lui souhaiter :
« Bon anniversaire, Chapelier ! Bon anniversaire, vieux !
- Merci… Hein ? Pourquoi vieux ??? »
Perché au sommet d’un arbre, le chat de Cheshire lui décoche son plus beau sourire :
« Miaowwww, bon anniversaire, vieille branche ! »
Même la simili-tortue sort la tête de sa carapace et murmure d’une voix pâteuse et ensommeillée :
« Ce vieux chapelier fou… Joyeux anniversaire… »
C’en est trop ! Le chapelier décide d’aller exposer ses soucis à l’être le plus puissant du Pays des Merveilles : le griffon, l’hippogriffe, le monstre ailé aux pouvoirs démesurés qui gîte tout en haut de la montagne bariolée. Le chapelier grimpe tout en haut de la montagne par l’escalier roulant ; ding-dong, il frappe à la sonnette ; la porte s’ouvre, et le griffon apparaît, toutes griffes dehors.
« Mon cher chapelier fou, quelle surprise ! Entrez, entrez, ne restez pas sur le pas de la porte ! »
Le chapelier soupire d’aise : « Enfin quelqu’un qui ne me souhaite pas un joyeux anniversaire ! »
Et il commence à expliquer son cas au griffon, qui l’écoute attentivement, tout en se limant les griffes.
« Je comprends très bien ce que vous me dites, mon bon chapelier, mais a priori, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire pour vous !
- Eh bien… j’ai ouï dire que vous aviez mis au point un système qui permet de supprimer définitivement n’importe quel jour de l’année. Si vous pouviez annuler le jour de mon anniversaire, le 31 mars, ça m’aiderait beaucoup.
- Ouille, ouille, ouille… C’est vrai, j’ai bricolé ça, mais… Vous savez, ça fait partie des choses qu’on invente et dont on espère qu’on ne s’en servira jamais. Les conséquences pourraient être funestes, vous en êtes conscient. D’un autre côté, l’expérience ne serait pas dépourvue d’intérêt, scientifiquement parlant ! Bon, vous êtes bien sûr de vouloir que je supprime le jour de votre anniversaire ?! Vous avez bien réfléchi ?! »
Le chapelier fou se gratte le chapeau en signe de perplexité. Oui, il a bien réfléchi. Que peut-il lui arriver ?! Tout ce qu’il va perdre, c’est un jour de l’année… Un jour qui ne lui manquera jamais, bien au contraire !
« Oui, mon cher griffon, j’ai bien réfléchi… et je confirme ! »
Le griffon, pas contrariant :
« Très bien ! Voyons, où est le programme où j’ai enregistré ça ?! Ah, voilà… J’appuie sur les touches delete et erase… Et maintenant, il faut que je prévienne les autorités du Pays des Merveilles, parce que si personne n’est au courant, ça risque fort d’être le foutoir… Je tape wonderland.com/alice.html… Petit message rapide… Et voilà, mon cher chapelier fou, c’est officiel, le 31 mars n’existe plus ! »
Le chapelier fou se liquéfie en remerciements, il serre la patte griffue de son bienfaiteur et regagne son domicile d’un pas alerte et primesautier. Là, du courrier l’attend : une lettre qui émane de Maître Dodo, le notaire.
« Monsieur,
Je vous informe par la présente du décès de votre cousin, le casquettier siphonné. Vous êtes l’unique héritier de son immense fortune. Veuillez vous présenter en mon étude, etc. »
Le chapelier fou écrase une larme de crocodile pour son cousin, qu’il a peut-être vu deux fois dans sa vie. Ensuite, il ne fait ni une ni deux, il galope vers l’étude du notaire.
« Ha, ha, par tous les chapeaux, ça me réussit, de ne plus avoir d’anniversaire ! Je me sens déjà beaucoup plus jeune… et beaucoup plus riche ! »
Le chapelier fou arrive devant le notaire, qui n’est autre que le dodo, le gros volatile pontifiant du Pays des Merveilles ; cette espèce de gros poulet bien nourri qui tord le bec sur ses documents, tout en inspectant le dossier.
« Il y a un petit ennui en ce qui vous concerne, Monsieur Chapelier. D’après les pièces d’identité que j’ai ici, vous êtes né un 31 mars. Or, ce jour n’existe plus, nous venons d’en recevoir la confirmation officielle. Donc, je ne peux pas vous remettre votre héritage. Vous n’avez plus d’existence juridique !
- QUOI ?! Un moment… Est-ce que vous êtes en train de me dire que, simplement parce qu’on a supprimé ma date de naissance, c’est comme si j’étais mort ?!
- Mais non, vous n’êtes pas mort, la preuve, c’est que vous êtes devant moi, à vociférer… Non, vous n’êtes pas mort ! Seulement, vous n’êtes plus né ! ça me paraît clair, non ?
- Mais… Mais enfin, ce n’est pas possible !
- Mais si, Monsieur Chapelier, c’est possible ! Et d’ailleurs, je suis bien bon, parce que je pourrais avertir la police. Vous squattez une existence qui ne vous appartient plus ! Vous êtes dans votre tort !! ! Bon, allez, je ne vous ai pas vu… Pour l’héritage, ne vous en faites pas, on trouvera bien une bonne œuvre. Au revoir ! »
Le chapelier fou est atterré. Une seule solution : retourner voir le griffon. Il faut absolument qu’il récupère l’héritage du casquettier siphonné… et accessoirement, son existence.
« Dites-moi, Monsieur Griffon, on vient de m’apprendre que suite à la suppression de ma date de naissance, je n’existe plus…
- Eh bien oui, mon bon chapelier, c’était inévitable, ça ! Je pensais que vous l’eussiez su.
- Non, je n’avais pas du tout pensé à ça, figurez-vous ! Aussi, je vous demande de rétablir le 31 mars !
- Mais vous êtes embêtant, vous, je ne peux pas faire ça !!! Tout le monde, au Pays des Merveilles, est déjà prévenu qu’il n’y a plus que 364 jours dans l’année ! Les fêtes du calendrier, les travaux d’urbanisme, tout a déjà été réagencé en conséquence. Vous connaissez la reine de cœur ; si je lui dis qu’on change encore, elle va me faire couper la tête ! Il y a 364 jours, un point, c’est tout ! A moins que… Oui, j’entrevois peut-être une solution ! Attendez-moi ici ! »
Le griffon quitte son bureau, et reste absent quelques minutes… Des minutes qui s’écoulent comme des siècles pour le pauvre chapelier. Enfin, le griffon daigne réapparaître.
« Voilà, mon cher chapelier, j’ai la solution ! Il suffit de supprimer un autre jour de l’année, par exemple le lendemain, le 1er avril, et de le remplacer par le 31 mars. Comme ça, on ne touche pas au nombre de jours ! Hop… Petite manœuvre… C’est fait ! Le 1er avril est supprimé, et le 31 mars est rétabli ! Vous avez à nouveau une existence, mon cher chapelier. Vous êtes content ?
- Euh, oui, moi, je suis content… Mais c’est délicat, vous allez créer de graves ennuis aux personnes qui sont nées un 1er avril ! Elles n’existeront plus, aux yeux de la loi…
- Non, ne vous inquiétez pas ! Le Pays des Merveilles ne compte pas beaucoup d’habitants, et je viens de téléphoner à l’état-civil, aucun d’eux n’est né un 1er avril, ils sont formels. Le seul qui était né un premier avril vient de mourir ! D’ailleurs, c’est amusant, je crois que vous le connaissiez : le casquettier siphonné, ce n’était pas un de vos parents ?! »
Inutile de vous dire que pour des raisons strictements juridiques, le chapelier fou n’a jamais pu toucher son héritage.
Donc, si vous aussi, vous êtes obsédés par la date de votre anniversaire, si pour vous, chaque année qui passe est comme un coup de poignard, je vous en conjure, soyez sympa, ne jouez pas avec le temps, ça peut tout dérégler. Et dites-vous bien qu’au moment où la date fatidique arrive, vous n’avez jamais qu’un jour de plus. Sur ces bonnes paroles, le chapelier fou vous tire son entonnoir.