Et voici la petite dernière...
Inquisition
Je n’entends que l’eau qui goutte sur le pavé. 1483. Il fait nuit tous les jours. Je voudrais pouvoir passer ce temps qui ne s’écoule pas à dormir. Je vis dans l’ombre de quatre murs moites et je n’arrive pas à m'apaiser. J’ai trop faim. Trop soif. Je suis humide comme les murs qui suintent. Je m’affaiblis bien que j’ignore depuis combien de temps on m’a amenée ici. Je ne me souviens de rien. Je remarque seulement les égratignures, les plaies ouvertes sur mon corps. Des meurtrissures qui témoignent certainement de la virulence de ma capture.
Je ne suis plus vraiment sûre de ce qui se passe. L’épaisseur de la pierre ne laisse passer que le silence des souterrains. Je n’aperçois même pas un rayon de lune.
Ma main fébrile se promène, erre sur le sol trempé. Je grelotte, d’épuisement ou de froid, je n’en sais trop rien. Mes os s’entrechoquent, je les entends. De toute façons, je ne peux entendre que ça. J’ai peur. En fait, je tremble de peur. Impossible de voir si le soleil domine. La douleur m’emprisonne, une gangrène. La peur me fixe et ronge chacun de mes organes. Je ne suis plus mortelle, je ne suis plus une femme. Je suis folle. Incohérente. Mon comportement les ravit puisque j’agis comme ils le veulent. Comme une damnée.
Je tente de me rappeler ce que je suis. De ce que j’étais il y a deux jours, de ce que j’étais il y a trois ans. Qui m’aime ? Qui a remarqué ma disparition ?
La migraine m’empêche de me souvenir. Je ne suis plus une femme. Ils m’ont même enlevés mes souvenirs. Je suis tétanisée. Je frémis d’inquiétude.
Ah ! Un bruit. Des pas, des sanglots. Je ne suis pas seule ici. Un homme et une femme. Une homme qui crie, une femme qui pleure. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe. Ces pleurs me sont familiers. Des images me reviennent.
Un nouveau né, ensanglanté. Une femme qui pleure. C’était quelques jours avant que l’on vienne me chercher dans ma demeure. J’étais seule comme à mon habitude. Toutes les nuits, je pensais qu’il me manquait. Oui, lui. Celui que j’aime. Cela fait 7 ans qu’il m’a abandonnée, dans un monde où une femme ne peut pas vivre seule. Suite à sa disparition prématurée, on a cherché à me marier pensant que je ne survivrai pas sans un homme. Je n’ai jamais accepté.
L’héritage de mes aïeux m’a permis de faire quelque chose de mes mains de femme. J’aidais les femmes à accoucher. J’avais une approche particulière grâce aux plantes médicinales. Peu croyaient en moi. Peu d’homme en tout cas.
J’entends un bruit. Des pas qui s’approchent de moi. Je suis paralysée. Je distingue une ombre face à moi, elle rit. Je suis recroquevillée dans un coin moite de ma cellule. Je n’ai pas la force de me débattre. On me traîne au sol, j’ai mal. Mon corps s’enflamme à cause de la douleur. J’hurle alors que l’ombre me bat pour que je me taise. Un cri de pécheresse. Je croise un rayon de lumière qui me brise les yeux. Trois hommes me tiennent fermement.
Je tremble. Je la vois. Une chaise dans laquelle les aiguilles de fer sont plantées. Je n’ose pas la regarder. Ils rient déjà en me poussant à terre pour me battre une dernière fois avant de m’offrir à la « chaise de la torture ». Un déchirement de ma chair m’habite alors qu’ils me hurlent d’avouer. Seulement je n’ai rien à avouer. Je me vide. Ma chair me brûle. Ils vont me laisser là. Longtemps. Pour que j’avoue. Des larmes creusent mon visage abandonné comme leurs aiguilles me pénètrent la peau. Une intrusion trop blessante. Je ne supporte plus. Je veux mourir maintenant. Je leur hurle de ma voix condamnée de me tuer. Ils ne veulent pas. Ils n’ont pas le droit. Et ils ont le droit d’enfoncer leurs dards dans ma chair. Mon sang goutte et s’écoule avec mes larmes qui tirent mes entrailles à en hurler de souffrance. Mes cris n’ont plus rien d’humain. Ce n’est pas ma voix que j’entends. Mon souffle haletant est entrecoupé de mes vociférations. Une véritable appel au Diable qui les effraye tant. Je n’en peux plus. Mon souffle se coupe. Mes yeux se révulsent. Je sombre.
Je n’entends que l’eau qui goutte sur le pavé. 1483, je crois. Il fait toujours aussi sombre. Mon corps est endolorie et violacé. Je suis encore à demi assoupie. Je les entends qui s’esclaffent. Ils m’ont regardée durant cinq heures d’offrande à la « chaise de la torture ». ils se demandent par quel miracle j’ai survécue. Je me demande par quel mauvais sort la vie me tient entre la douleur et la mort. Les murs s’effondrent sur moi. Mes larmes ne sont que lamentations infinies. Je veux que l’on m’achève. Je me sens moisir près de ces murs qui m’emprisonnent.
Mon spectre se grave doucement sur la pierre, un sourire de tourment en guise d’expression.
J’ai reconnu l’ombre qui est venue me sortir de ma pénombre pour m’y plonger à nouveau.
C’était quelques jours seulement avant que l’on m’emprisonne. Sa femme devait accoucher incessamment. Je l’ai suivis durant les derniers mois et il n’avait guère confiance en mes méthodes « de païens ». Le jour de l’accouchement tardant à venir, j’ai traité sa femme avec des gombos et des feuilles de tamarin comme convenu avec elle afin de provoquer l’accouchement. Seulement quelques heures après j’ai tenu dans mes bras un nouveau né sans vie, pleurant de vide. Ensanglanté . Mort né. Le désespoir les a amené à douter de moi. Je sais ce qu’ils désirent de moi. Mais je n’avouerai pas. Je n’ai pas prit au sérieux les bruits et les murmures que j’entendais. J’étais une femme seule. Ils n’ont jamais eu confiance en moi et je suis devenue la victime qu’ils recherchaient. Je suis le mauvais esprit de ce village trop chrétien.
Mes lèvres tremblent et mes ongles sont légèrement bleutés. Je les vois. Même dans le noir de mon cachot. Je sens la putréfaction infester chacun de mes organes. Je me sens me décomposer. Je m’endors pour m’enfuir. Je perçois à nouveau leur voix qui avancent. Je les supplie d’un « non » murmuré de s’en aller. Les larmes tirent chacun de mes nerfs encore utilisable. Cette fois, j’entends une foule qui s’impatiente. Que se passe t-il ? S’ils me mettaient sur le bûché. Au moins ça en sera finit. Mais non. Ils me disent, en me traînant au sol, que cette fois je vais avouer.
La foule acclame mes bourreaux qui m’arrachent les bras alors que je me laisse porter durement vers ma destinée. Un frémissement intérieur m’envahit. Encore une fois, j’ai peur.
Ils me tire jusqu’au bassin d’eau. Le bassin qui me fera avouer. Mon corps est si ardent de la souffrance de la dernière épreuve qu’il a subit que mes jambes se débattent à l’idée qu’ils me plongent dans « le bain de la torture ». Sous les ovations enjoués de mes voisins et amis du village, ils me jettent violemment dans le bassin rempli de glace. Mes membres sont anesthésiés. Je leur pleure de m’achever maintenant, de me décapiter ou de me brûler. Mais, mon Dieu je vous en prie, sortez moi d’ici. Mes larmes gèlent, je tremble tellement que mon visage se perd sous l’eau. Je ne peux plus respirer. Je veux me noyer. Remarquant alors ce que je tente de faire dans un élan désespéré, ils me sortent le visage de l’eau et me soutiennent pour que je ne sombre pas. Je ne saisis plus le sens des mots et des insultes qui me sont destinés. Je n’avouerai pas. Un jour, ils finiront par me tuer alors je mourrai mais avec ce qu’il me reste de dignité. Les aiguilles de glace me transpercent là où les aiguilles de fer m’ont meurtries. Je me sens tomber à la renverse mais ils me soutiennent toujours. Un projectile heurte mon visage et s’enfonce dans l’eau glacée. J’ignore ce que c’est. Ça m’est égal. Il ne m’a pas fait mal. J’ai uniquement ressenti le mépris du geste puisque mon corps est ankylosé. Je tombe encore, mes jambes ne tiennent plus, je ne sais plus me tenir debout. Je ne suis plus une femme. Je ne suis même plus folle. Mon cerveau ne le permet plus.
Ils sont fatigués de me tenir. Ils sentent que je n’ai même plus la force d’avouer. Ils me sortent de mon bain mortel et brisent mes membres qui s’usent sur le sol. Je hurle des mots qui n’ont aucun sens réel. Encore cet appel au Diable qui les inquiète tant. Ils me jettent dans mon refuge, noir et moite.
Je pleure avec mon corps qui dégouline de frayeur et de douleur. Un corps qui n’est plus qu’une dépouille respirant son dernier souffle. Un cadavre essouflé qui attend la mort.
Je ferme les yeux qui ne voient plus grand chose. Je reste, immobile, recroquevillée sur le sol dans lequel se dessine les empreintes de mes larmes, témoins de mon innocence.
Je me remémore ces voix qui m'assaillaient de brutalité.
Je leur réponds en un dernier murmure.
Je ne suis pas une sorcière.
Et c’est fini.