- Il y en a un?
- Dans la salle d'attente. Le petit, celui qui a un carnet vert.
Je hoche la tête d'un air de compréhension désolée. L'un des pires... Pourtant, il faudra bien que j'y aille! Avec un peu de chance, je ne serai pas assez intéressante pour être un personnage. A côté de moi, une jeune fille vérifie d'un regard à son miroir de poche que son rouge à lèvres n'a pas débordé, et en profite pour rectifier la position d'une mèche brune. Un vieil homme tente de se redresser, de retrouver l'illusion d'une jeunesse évadée, et ce faisant se rend ridicule, si tristement ridicule! Lui, il n'y échappera pas. Curieux, ces individus qui courent les gares comme autrefois certains couraient les auditions... Ils sont apparus peu après les premiers poètes. L'envie d'être raconté prend donc souvent le pas sur les risques que cela comporte.
Une femme en noir me bouscule, m'adresse un sourire d'excuse, et reprend une expression maladroite de douleur qu'elle voudrait profonde et impressionante. Elle voudrait un rôle tragique, à n'en pas douter. D'autres, comme moi, ont juste un train à prendre, et hésitent au coin de cette salle d'attente, encore à l'abri du regard du poète, de sa plume acérée, et de ses mots terribles. Pourtant nous y passerons tous. Il le faudra bien.
Comment tout cela a-t-il commencé?
***
Cela ne fait pas si longtemps, au juste, qu'ils sont sortis de leurs tanières sombres et solitaires. Tout est venu, à ce qu'il se raconte, d'un seul groupe. Un groupe de "litterreux", comme ils aimaient à se nommer, qui se réunissaient certains soirs pour discuter mots, philosophie et idéaux. Tout aurait pu en rester là, et tout serait resté pareil.
Bien entendu je ne fais que répéter ce qu'on m'a dit, personne au fond ne connaît exactement le déroulement précis des évènements. Personne! Pas même les poètes eux-mêmes, à ce qu'il se dit! Alors ne croyez pas tout, soyez capable de tout remettre en question, chaque virgule, chaque intonation de mes murmures pressés. Peut-être que rien n'est vrai... ou que tout est rigoureusement exact. Je crains qu'on ne le sache jamais.
Au fond, est-ce si important? Voilà l'histoire telle que je la connais.
L'un des "litterreux" (quel nom étrange, vraiment!) leur tint un discours enflammé, un soir. Comme pris d'une impulsion, il balaya d'un large geste du bras les verres et bouteilles qui encombraient la table, poussa un cri bref, et se dressa au milieu de tous les autres, rouge, indigné, enfiévré par le message qu'il pensait devoir délivrer. Bien entendu les mots exacts ont été oublié, mais en essence... En essence, voilà ce qu'il disait.
"Sortons de l'ombre!"
Les poètes, depuis toujours, travaillent seuls, dans un coin, dans la pénombre tranquille et muette de leur chambre ou de leur bureau, dans la lumière tamisée de leurs intérieurs plus ou moins modestes, et enfermés dans leur tour d'ivoire, ils écrivent le monde extérieur qui ne les voit pas. Quelle absurdité! Pourquoi le monde cache-t-il ses artistes? Pourquoi les poètes se comportaient-ils comme s'ils se livraient en cachette à des activités honteuses, répréhensibles, de celles dont on ne parle qu'à demi-mots, entre deux portes?
Vraiment, de quoi avaient-ils honte? Qu'ils sortent! Qu'ils prouvent au monde qu'ils existent et qu'ils créent, devant lui, sans formules magiques ou sacrifices imaginaires, simplement, dans toute la puissance de leur art! Qu'ils retournent le monde en le racontant devant ses yeux ébahis, sans lui demander son avis, en se foutant royalement de son opinion!
Sortez les poètes de leur trou! cria-t-il, et ce fut comme si la foudre avait frappé chacun d'entre eux, ce soir-là, dans le confort d'un appartement anonyme. L'alcool aidant, les esprits s'échauffèrent, et la nuit se passa en promesses et projets insensés. Les poètes fêtèrent la perspective de ce qu'ils appelèrent en riant leur "coming-out".
Le lendemain, à part de légers maux de crâne, il n'en subsistait bien évidemment rien.
Rien, ou presque.
***
Où l'a-t-elle trouvée, cette robe noire, d'ailleurs? En fouillant le grenier de sa grand-mère? On dirait un compromis absurde entre la mode des années 1920 et l'esthétique de ce début de siècle. Une gothique qui se serait ratée en confondant sa palette de noirs avec celle de rouges. Elle est hideuse. S'il la voit (et elle est là pour qu'il la voie, bien entendu, il la verra forcément!), elle ne s'en relèvera jamais. Son blush forme deux pommes rouges sur ses joues tombantes, et ses paupières grasses l'empêchent d'ouvrir tout à fait les yeux. Elle s'entraîne à se tordre les mains. Je la déteste.
Bientôt mon train... Il va falloir y aller.
Je m'approche, mais les aspirants... aspirants-quoi, d'ailleurs? Cela a peu d'importance. Disons les aspirants. Les aspirants, donc, ont convenu d'un ordre de passage précis, et je contrarie leurs plans. Ils me murmurent des conseils d'abord, des menaces ensuite, mais je les repousse tant bien que mal, et passe.
Me voilà dans sa ligne de mire.
Comme à chaque fois, j'hésite. Quelle conduite adopter? Dois-je foncer, la tête rentrée dans les épaules, en espérant qu'il ne me voie pas? Dois-je essayer de prendre un air dégagé, comme s'il n'était pas là? (mais il sait, il sait pertinemment bien que personne ici n'ignore sa présence, ce serait stupide! insensé!) Ou bien admettre que je suis morte de peur, effrayée à la perspective d'être écrite, et indignée aussi, furieuse presque, qu'il se permette de conditionner nos vies rien qu'en s'asseyant là et en nous observant?
Des animaux... Nous ne sommes que des animaux pour lui, des sujets d'étude amusants ou curieux, un inlassable divertissement.
Moi, je ne veux pas être un animal.
Je me mordille la lèvre inférieure, et tout doucement, je relève la tête. Son regard se plante dans le mien. Je ne bronche pas. Il a comme un demi-sourire, et son ridicule bic bleu se lève, s'arrachant à l'étreinte amoureuse du carnet vert. Cela fait des mois qu'il est là. C'est l'un des premiers, l'un des plus doués. L'un des pires.
***
Le lendemain de cette nuit à laquelle l'Histoire n'a même pas pris la peine de donner de nom, l'un des poètes se souvint des mots passionnés qui avaient séduit son esprit. Après quelques hésitations, il saisit un cahier, un bic bleu, ferma soigneusement sa porte à clef, et entra à l'extérieur de chez lui.
C'était un petit jeune homme brun au teint olivâtre, à l'air maladif, qui toussait discrètement dans sa manche quand il se sentait mal à l'aise. Il ne le faisait pas exprès. C'était nerveux.
Ce premier jour, d'abord, il toussa beaucoup. Il lui fallait choisir un lieu public, un lieu où on le voie, et où il verrait. Au hasard, il se décida pour une gare, plus précisément pour sa salle d'attente. Le but de l'expérience, plus que d'écrire, était de s'exposer, et il s'y attela soigneusement. Il écrivit tout ce qu'il voyait, et pour cela se força à regarder les gens dans les yeux, à observer franchement leurs gestes, à écouter leurs conversations stériles et leur humour sans joie.
On le prit pour un original, et à part quelques timides rougissants ou quelques fausses pudeurs offensées, il n'eut aucun impact. C'était prévu. Huit heures plus tard, il jugea sa journée terminée, s'étira, rangea son carnet dans sa poche, et rentra chez lui.
Le lendemain, il revint. Tout comme le surlendemain, et toute la semaine. Les habitués de la petite gare commencèrent à parler de lui en souriant. Au même titre que le mendiant au petit chien noir, ou la bohémienne à la charette, il faisait maintenant partie de leur quotidien. Et puis, il ne faisait de mal à personne, il était serviable, répondait volontiers aux questions des curieux...
Le samedi, le petit jeune homme exposa son constat aux litterreux.
C'était à la fois une catastrophe et une bénédiction. Que de sujets d'études, que de personnages plus ridicules que la plus débridée des imaginations aurait jamais pu imaginer! Quelle source, quelle incroyable et inépuisable source!
Mais comme le monde était vide, stupide et mort... Comme les gens étaient vains, superficiels et caricaturaux de leur époque de plastique. L'un des litterreux avait un ami qui publiait une revue assez prisée par le grand public. Le petit jeune homme lui confia l'un de ses textes de la semaine, le portait du mendiant au petit chien noir, précisément.
De cela, nous sommes certains, puisque la date de parution est connue, que l'article peut être consulté avec tous les autres... C'est le premier du premier recueil, petite.
Le premier du tout premier recueil... "Le mendiant au petit chien noir".
***
Est-ce qu'il se juge si supérieur à nous? Qu'est-ce qui lui permet de nous écrire comme ça? Chaque nouveau jour apporte son lot de parutions hideuses, son lot de portraits insupportables de la misère humaine.
Je me souviens de Florence, et des dessins sur ses bras... Ce n'était pas le même poète, non. C'était le chauve aux lunettes rectangulaires. Un mauvais, une teigne, plus aigri peut-être que tous les autres réunis. C'est d'ailleurs lui qui avait à un moment donné fait paraître la photo de ses victimes. Des gens anonymes, passant simplement dans une gare, qui n'avaient jamais rien demandé à personne. Des gens avec leurs histoires qui ne regardaient qu'eux, leur vie qui n'appartenait à personne d'autre. Il prenait une photo de la personne qui l'intéressait, et écrivait des horreurs sur ce qu'elle lui inspirait, sur son ridicule, son pathétique, sa laideur.
Le souvenir de la photo de Florence en première page, et ces abominations sur elle...
Il faut avoir beaucoup de force pour se relever après avoir été si parfaitement démoli à la face du monde. Pour continuer à sortir de chez soi, en sachant que chacun est susceptible de vous reconnaître et de se souvenir de ce portrait... Il faut avoir beaucoup de force, et Florence n'en avait jamais eu. Deux semaines après cet article, fatiguée des remarques mesquines et des fous rires à peine étouffés sur son passage, elle a pris un cutter et a fait un dernier dessin vague. On l'a retrouvée bien trop tard.
Pourquoi les gens lisent-ils encore ces torchons? Comment ose-t-on appeler ça de l'art? Ils ne font que dénigrer la vie et les hommes, ils ne savent que haïr! Ce sont d'ignobles boules de pus greffés sur les bancs des salles d'attente, bavant d'excitation à l'idée de déverser leur bile sur les innocents qui passent.
Dire qu'il y en a, comme cette femme en noir, qui piétinent d'envie d'être dépeints! Tout cela pour avoir une minute de gloire, pour être reconnu dans la rue, pour être une muse, un symbole, un rêve vivant! Car il y en a eu, oui, comme cette jeune fille frêle et douce qu'un des poètes a nommée "incarnation du rêve et du beau de ce monde". Aujourd'hui, tout le monde ne jure que par elle. Et elle, avec tout l'argent qu'elle a gagné, elle peut maintenant éviter les gares.
Pour connaître la même histoire, certains essaient divers costumes, divers visages, divers personnages, et défilent inlassablement, toute la journée, devant les yeux perçants du serpent à la plume.
Ces mêmes yeux qui me fixent à présent. Je ne détournerai pas le regard. Je suis plus forte que lui. Je le sais. Je vois du coin de l'oeil sa main hésiter, la bille du stylo embrasser le papier, s'éloigner à nouveau.
De lui ou de moi, qui est la proie? Autour, tout s'est arrêté. Sauf les trains.
***
Les litterreux ont été très vite enthousiasmés par ce premier texte, qui faisait une analogie intéressante entre le mendiant au petit chien noir et la laideur repoussante de la pauvreté des grandes villes. Décrire des personnes existantes, que n'importe qui pouvait se donner la peine de rencontrer, et les romancer, quelle idée extraordinaire! Quel documentaire merveilleux! Le mouvement prit de l'ampleur en un temps record, et bientôt, de nombreuses gares comptèrent leur poète attitré. Les journaux s'intéressèrent au phénomène, et se mirent à publier ce qu'on appela vulgairement des "portraits". Parfois satires, parfois poèmes ou réflexions, ils furent lu avec passion par la population.
Certains l'expliquent par l'aval apporté par les autorités académiques, qui encensèrent un "genre nouveau" dans de nombreux ouvrages lourdement documentés, mais le point de vue sociologique me paraît plus intéressant. La dernière émission de télé-réalité venait de s'éteindre, mais le mouvement n'était pas mort, seulement dormant: la curiosité malsaine des gens se réveilla brusquement. Des centaines, puis des milliers de lecteurs, se mirent à lire avidement les portraits du matin, espérant y reconnaître un ami, un collègue, ou juste un visage connu! Leur quotidien le plus banal était transfiguré, mis en lumière, rêvé. Chacun d'entre eux pouvait devenir un héros, ou la risée de la foule. Avec quelles mains fébriles dépliaient-ils leurs journaux, le matin! Avec quels yeux assoiffés dévoraient-ils les récits! C'était le suspense du petit déjeûner, la question qu'ils se posaient en s'endormant, le soir, l'espoir des journées tristes. La multiplication extraordinaire des revues spécialisées permit à chacun de pouvoir espérer être écrit.
Ce n'est que mon point de vue, évidemment. Tout ce qui importe, c'est que ce mouvement connut un succès absolument sans précédent dans le domaine de la littérature.
Je ne me sens pas capable de t'expliquer exactement comment tout cela bascula. Je n'en sais rien, pour être honnête. Mais de littérature, les portraits devinrent presse à sensation, rivalisant de mesquineries et d'horreurs pour attirer la foule... en respectant toujours, sans faillir, le principe de base: écrire des personnes existantes. Combien au juste furent traînées dans la boue et humiliées? Tout le monde ou presque s'en fichait: les gens raffolaient des portraits.
Les salles d'attente se dépeuplèrent, on évita les poètes. Les psy virent arriver avec joie une nouvelle clientèle, celle qui souffrait du trouble dit "mal des poètes", et n'osait plus sortir de chez elle de peur de se retrouver à la Une, déformée et massacrée par une plume trempée dans du vitriol. Les autorités académiques se désintéressèrent du phénomène, trop populaire à leur goût.
Les poètes étaient sortis. Et les passants commençaient à se sentir étrangement menacés, à l'exception d'une poignée d'originaux, brûlants de connaître leur minute de gloire et poursuivant les poètes de gare en gare.
Les poètes étaient sortis... les gens rentrèrent chez eux, petit à petit.
***